Ce document est une synthèse réalisée à partir de quatre articles écrits en réaction au livre « Ce qui n’a pas de prix » d’Annie Le Brun et de différents interviews de l’auteure. Ces sources proviennent de Jean-Paul Gavar Perret pour Lelitteraire.com, de Nicolas Truong pour Le Monde, de Cedric Enjalbert pour Philosophie et de Paul Audi pour l’Obs.
Ce qui n’a pas de prix est une critique de la collusion entre le monde de l’art contemporain et de la finance, écrite par Annie Lebrun. Le titre seul reflète l’idée que certaines formes de pouvoir s’efforcent d’attribuer une valeur monétaire à ce qui n’est censé n’avoir ni prix, ni finalité, à savoir, le concept de beauté dans l’art. Tandis que les théoriciens de l’art contemporain ont depuis longtemps écarté le concept de beauté du monde contemporain, Annie Le Brun s’en empare et s’engage à défendre ce qui n’a pas de prix, en remuant le débat. Au-delà de ce simple rapport entre le beau et le goût, la question arbore surtout une dimension éthique et politique.
La définition du beau n’en reste pas moins complexe et surtout indicible. Bizarre pour Baudelaire, convulsive pour Breton, surprenante pour Rimbaud, le beau indéfinissable est avant tout une « expérience unanime de la singularité », qui dépend de différents facteurs tel que la croyance ou encore la culture. « Mutant », il devrait donc échapper aux écoles du gout, rendant la frontière entre le beau et le laid, inexistante. En outre, ce concept présente une dimension émancipatrice, incontrôlable et donc révolutionnaire, préoccupant les différentes formes de pouvoir (politiques et financières). Pourtant, ces mêmes formes de pouvoirs cherchent à en contrôler les effets, dans un comportement totalitaire.
La marchandisation est une des manifestations de cette volonté de contrôle, se caractérisant par un détournement et une détérioration des effets du beau dans l’art à travers une sorte de monopole du goût, et dans l’objectif de transmuter l’art en valeur monétaire. Comme avec les maîtres royaux qui ne reconnaissaient qu’une esthétique de cours, la haute finance et les acteurs de distribution du bien culturel, souverains de ce mécanisme, imposent leur esthétique totalitaire. Cette dimension financière de l’art contemporain nuit au domaine sensible, puisqu’il n’est plus rythmé par une volonté et une quête mystique singulière mais par l’investissement. La valeur d’une oeuvre en est réduite à l’estimation d’un prix, au détriment d’une considération juste et réelle pour le beau et l’essence de l’oeuvre.
Charles Saatchi, un des plus grand promoteurs de l’art contemporain, est l’auteur de la formule politique « There’s no alternative » qui signifie que le marché, le capitalisme et la mondialisation sont des phénomènes nécessaires et bénéfiques et que tout régime qui prend une autre voie court à l’échec. Une pensée limitée qui laisse peu de place à la l’imaginaire et en décalage complet avec ce qui peut être attendu dans l’art contemporain. Dans cette dimension, le goût du plus grand nombre semble l’emporter, au détriment de toute singularité.
Pour les opposants de cette souveraineté et de ce beau unique, ce qui est désigné comme laid par ce système constituerait donc le vrai beau, à travers une forme d’opposition, à l’image des « espaces de dégagement » de l’anarchiste Joseph Dejacque. La collusion entre le marché de l’art de la finance et de l’industrie a favorisé l’émergence de cette « dictature » du goût, favorisant l’homogénéité des produits proposés par les multinationales à travers le monde. Prenons pour exemple les sacs Vuitton parés aux motifs de la Joconde.
Cette marchandisation de l’art participe à l’esthétisation excessive du monde. Une esthétisation uniformisée par la mondialisation, une esthétisation au service de la finance, qui n’a donc pas vraiment d’essence ni de fond. Une esthétisation qui n’a rien de beau, et qui participe à l’enlaidissement du monde. Cette performance esthétique au service de la monnaie est présente sur tous les axes de la société, qu’il s’agisse du secteur de l’enseignement, de la mode, de la santé, etc, assujettis à la gouvernance du nombre. Les frontières s’estompent, l’artiste se rapproche de la finance, l’entrepreneur de l’art, sous prétexte de mener une quête spirituelle de liberté de l’art, tandis qu’ils ne favorisent, en réalité, que la marchandisation de ce qui n’a pas de prix. Cela se caractérise par les statuts de créateurs et à travers la collection et la fondation des entrepreneurs de la finance.
Cette uniformisation esthétique et culturelle pour le bien de l’investissement reflète les mécanismes de la mondialisation. Ainsi, les expositions d’une petite poignée d’élite se répandent et se dupliquent à travers le monde, en phase avec le phénomène de globalisation. Ces dominants du marché de l’art respectent l’esthétique conventionnelle dictée par le marché de la finance, et imposent leurs créations à travers le globe au détriment d’oeuvres plus singulières.
Cet art contemporain est l’art officiel de la mondialisation, avec toutes les connotations péjoratives de cette dernière, faisant office aussi d’outil de propagande.
De ce contexte découle le terme « Réalisme Globaliste » suggéré par Annie Le Brun et qui fait écho au « Réalisme Socialiste » qui avait pour vocation de faire la propagande du régime soviétique à travers des oeuvres imposantes, qui ne laissaient pas d’autres choix que de les contempler, de par leur grandeur et leur extravagance.
Mais contrairement au réalisme socialiste qui véhiculait une idéologie et une philosophie, le réalisme globaliste privilégie une grandeur sans fond, où n’est extravagant que l’enveloppe de l’oeuvre. Impressionnantes et brutales en surface, mais contradictoires et ambiguës dans le sens, ces oeuvres ne laissent plus de place à l’imaginaire et au rêve, et ne nous proposent qu’un excès d’effets spéciaux. Ainsi, les oeuvres des « maîtres » qui ne proposent qu’un expérience brutale pleine de sensations fortes au détriment du subtil, nuisent au sensible et au rapport entretenu entre le goût et l’oeuvre.
Cette beauté de synthèse qui n’a d’apparence et d’extravagance qu’en surface, formate l’idée que l’on se fait individuellement du beau et empêche toute singularité et liberté. La quête d’émancipation de l’art n’étant plus la priorité, l’oeuvre devient vide d’essence, reflétant faussement un fond en surface, maquillé par une esthétisation de synthèse et bridant la manifestation du goût et du sensible.
Il suffit de prendre pour exemple le faux trésor de la fausse épave retrouvée et exposée à Venise de Damien Hirst. Véritable blasphème pour la vérité et donc la liberté, mais un mensonge esthétique qui justifie son existence par sa valeur financière. La beauté est l’infini contenu dans un contour, et le laid est ce qui empêche cet infini (Hugo). Détourner les effets de la beauté, c’est nuire à la liberté.
La dérision du « réalisme globaliste » rend toutes les contradictions et les ambiguïtés possibles, au profit d’une fausse vérité, faisant adhérer le public, malgré lui, à n’importe quoi. Le gigantisme des sculptures de R.Olinski, ou de Kapoor, reflète bien cette volonté, de ce groupe d’artiste dominant, d’imposer leur esthétique totalitaire et brutale au monde. Une obligation rendue légitime par l’argument avançant l’idée que l’adhésion à cette oeuvre ou non n’est pas le but, et que le seul objectif est de provoquer l’indignation et la sidération du public. Le réalisme global qui mise sur l’ambiguïté pour ne pas avoir à assumer de position, justifie ses oeuvres par l’existence d’un second degré flou, au nom de l’art contemporain et de ses mouvements qui en découlent, comme le kitsch. De cette façon, nous pensons normal le fait de ne pas pouvoir échapper à cette oeuvre. Cet enlaidissement inconsciemment consenti participe à la valorisation et à l’adhésion d’une poignée d’élites au détriment du reste.
Comme William Morris le suggère, cette omniprésence du laid participerais à l’anesthésie de notre sensibilité. Le personnel culturel, ne s’oppose guère à ces maîtres, au contraire même puisqu’ils participent à leur développement en ne gardant de l’art, que ce qui peut être monétisé, excluant le rêve et la passion au profit d’un intérêt financier.
Ainsi, pour cesser ce rouage infernal, il conviendrait de rompre les conventions, quitte à faire ce qui pourrait être désigner comme laid par le système. Annie Le Brun prône la singularité et l’extravagance, pour réintroduire de la friction dans un monde trop lissé par les acteurs du réalisme global, souverains de l’a marchandisation de l’art, phénomène à partir duquel découle l’enlaidissement du monde.